A l’ère digitale de la dématérialisation des relations amoureuses et charnelles & la robotisation d’une grande part des tâches humaines, on peut imaginer le rôle dystopique d’une intelligence artificielle qui écrirait nos lettres d’amour. Celle-ci remplacerait « les poupées de souvenirs automatiques »1 - les personnes dont le métier est de retranscrire la parole et les sentiments de leurs client-es à travers des lettres d’amour.2
A la fin du XIXe siècle, on comptait une moyenne de 600 millions de lettres envoyées par an : un chiffre qui est monté jusqu’à 6 milliards au milieu du XXe siècle. Aujourd’hui, plus de 6000 milliards de SMS et 240 milliards de messages Facebook sont envoyés chaque année. Parmi tous ces messages, on peut imaginer une bonne proportion écrite pour compenser l’absence matérielle des êtres aimés.
Une des répercussions de l’omniprésence des instruments de communication dans nos relations, c’est la prise d’importance des messages virtuels dans les échanges interpersonnels. Nous nous écrivons et nous nous envoyons des images ou des vidéos autant voire plus souvent que nous nous voyons. Mais que faisons-nous quand nous communiquons à distance avec les personnes aimées ?
Parmi les amours épistolaires les plus célèbres, il y a celle de Franz Kafka et de Milena Jesenska. Franz Kafka vivait à Prague et Milena Jesenska à Vienne. Ils ne se sont vus que deux fois mais se sont écrits des centaines de lettres. Dans une de ses lettres, Kafka exprime une vision prophétique de l’amplification de la communication à distance dans les relations amoureuses :
« Comment a pu naître l’idée que des lettres donneraient aux hommes le moyen de communiquer ? La grande facilité d’écrire des lettres doit avoir introduit dans le monde une terrible dislocation des âmes : c’est un commerce avec des fantômes, non seulement avec celui du destinataire, mais encore avec le sien propre ; le fantôme grandit sous la main qui écrit, dans la lettre qu’elle rédige, à plus forte raison dans une suite de lettres, ou l’une corrobore l’autre et peut l’appeler à témoin. Les baisers écrits ne parviennent pas à destination, les fantômes les boivent en route. C’est grâce à cette copieuse nourriture qu’ils se multiplient si fabuleusement. L’humanité le sent et lutte contre le péril ; elle a cherché à éliminer le plus qu’elle le pouvait le fantomatique entre les hommes, elle a cherché à obtenir entre eux des relations naturelles, à restaurer la paix des âmes en inventant le chemin de fer, l’auto, l’aéroplane. L’adversaire est tellement plus calme, tellement plus fort ; après la poste, il a inventé le télégraphe sans fil. Les esprits ne mourront pas de faim, mais nous, nous périrons. »3
Mon projet était donc de créer un site web doté d’un générateur interactif de lettre d’amour. La plateforme aurait été interactive : l’utilisateurice aurait pu y rentrer le prénom de lae destinateurice et une liste de mots personnalisés qu’iel souhaiterait intégrer pour personnaliser sa lettre.
Cela aurait été possible et très intéressant avec la chaîne de Markov4 à l'aide d'un gros corpus de texte mais l’outil était trop compliqué pour ma non-connaissance du JavaScript.
Je me suis rabattue sur les bases en commençant à prendre des cours de JavaScript sur internet, j'ai dû revoir mes attentes à la baisse. Une alternative s'est doucement dessinée : l'idée était à présent de séparer les phrases en sujets/verbes/compléments dans un tableau et chaque composant serait tiré aléatoirement de chaque partie du tableau. Ainsi, le hasard naîtrait des associations de chaque partie.
Il restait à choisir quelles phrases/mots j'allais intégrer au corpus. Je me suis basée pour ça sur différentes listes personnelles de mots que je nourris depuis longtemps, puis sur Nino dans la nuit de Capucine & Simon Johannin ; sur les Nourritures Terrestres de Alain Gide, sur les Fiévreuses Plébéiennes d'Elodie Petit, et les Liaisons Dangeureuses de Laclos.
Voici le résultat du code qui génère des lettres d'amour :
J'ai ensuite intégré ce code à une page HTML et CSS. J'avais aussi envie de découvrir l'outil ffmpeg alors j'ai décidé qu'il manquait une vidéo en background. Une vidéo en hommage à Kafka et sa fameuse lettre retranscrite plus haut. C'est pourquoi un personnage danse avec un fantôme.
Voici le résultat de la page :
Même si j'ai dû revoir mes attentes à la baisse, je suis content-e d'avoir ce code sous la main pour l'améliorer et en faire d'autres expériences littéraires à la OULIPO5.
Ce qui me touche dans la poésie c’est de créer des nouvelles images auxquelles on a pas encore pensé et qui nous paraissent justes pour décrire des émotions. L'aléatoire permet de créer des images mentales insolites - surtout les changements de verbes. Quelques phrases inédites qui m'ont touché-e :
En bref, je pense qu'il y a quelque chose à exploiter dans la création de combinaisons aléatoires littéraires non biaisée par un cerveau humain qui cherche à mettre du sens.